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Lettre au Procureur de la République

 

Monsieur le Procureur de la République,

En 1978, alors que j’avais 7 ans, mes parents m’ont confiée 2 jours à Monsieur X et à sa femme.

Monsieur X était le mari de la meilleure amie de ma mère. Ils n’avaient pas encore d’enfants à l’époque et j’étais, ainsi qu’ils le disaient, « comme leur petite fille », avec l’invitation de venir quand je voulais ; j’avais mon petit lit réservé dans une des chambres à lits superposés si j’ai bonne mémoire.

Je me souviens de 2 scènes, et dans le flou de ma mémoire je n’arrive pas à faire remonter d’autres moments, même si j’ai l’intuition qu’ils existent.
C’est le soir, nous sommes 3 dans le lit parental. Moi à gauche, cet homme à côté de moi et sa femme à droite. Nous regardons les dents de la mer à la télé.

J’ai une chemise de nuit, sans culotte il me semble. Au cours du film, il commence à me caresser le sexe, je n’arrive pas à me rappeler si c’était sur la chemise de nuit ou en dessous. Je ne me rappelle plus si ses doigts m’ont pénétrée ou pas.

Je suis pétrifiée, n’osant pas regarder sa femme pour qu’elle ne s’en rende surtout pas compte mais en ayant envie en même temps qu’elle fasse quelque chose pour que ça s’arrête.

Je ne sais pas combien de temps ça a duré ; il me vient aussi l’image de ma main qu’il prend pour le caresser mais je n’en suis pas sure, c’est flou.

Je ressens très fort encore aujourd’hui le côté malsain de ces 2 jours. Dans ses paroles « tu es comme chez toi, tu es comme ma petite fille », dans son regard.
J’ai souvenir d’un homme non violent, plutôt mou, et je pense que sa femme a fait exprès de ne pas voir. Ils ont eu des relations tumultueuses, se séparant plusieurs fois, mais en gardant toujours le contact. Ils vivent désormais séparés.

La deuxième scène est très précise dans ma mémoire. C’était lors de ces 2 jours, je pense. Je suis seule avec lui, sa femme partie un moment. Nous sommes dans la salle de bains, habillés car ce doit être le milieu de la journée. Il me propose de me déshabiller pour prendre un bain, ce qui m’étonne très fortement. Il me dit qu’il pourrait venir avec moi. Alors je refuse, et cela me remplit encore, à 47 ans de fierté. La scène dure quand même assez longtemps, jusqu’à ce que sa femme arrive dans la salle de bain et nous demande ce qu’on fait. Je lis dans son regard qu’elle n’est pas si étonné que ça. Du moins c’est le souvenir que j’en ai.

D’après mes parents je ne suis pas retournée chez eux dormir, par contre nous y allions régulièrement, mais j’étais toujours au moins avec ma mère et je le fuyais. Je me rappelais très bien ce qu’il m‘avait fait mais n’en ai jamais parlé, par gène envers sa femme, par honte.

Pendant les 3 années qui suivent, je suis envahie de tics nerveux, je me ronge les ongles, je m’arrache des bouts de peau avec de la colle, je me masturbe trop pour une petite fille de cet âge, je fais beaucoup de cauchemars, je mange de façon compulsive...

Je ne parle de rien de tout ça, pas même à mon mari que je rencontre en 1991.

En 1996 je suis enceinte de notre première fille. Tout remonte d’un coup, c’est plutôt violent, j’en parle alors à mon mari. J’ai la très forte envie de leur écrire, en tout cas de faire quelque chose, car j’avais et j’ai toujours la très forte intuition qu’il a fait pareil à ses enfants. Mais je n’ai pas eu le courage.

Je suis très occupée pendant les années qui suivent, comblée par l’arrivée de mes enfants, une vie stable et une voie professionnelle qui me satisfait pleinement. Mais je me sens toujours en décalage. Les tics nerveux ne m’ont jamais quittés, l’angoisse est parfois latente, parfois très invalidante lorsqu’elle me conduit à ne plus pouvoir assurer le quotidien.

Pendant ces années, je parle à chacun de mes jeunes enfants, plutôt de façon édulcorée et dans l’intention qu’ils sachent que leur corps est à eux, en les encourageant à préserver leur intimité, en leur permettant d’être autonomes très tôt pour la douche et le passage aux toilettes. J’ai souvent pensé, en les soignant, en les changeant, qu’il était vraiment facile de faire basculer leur vie par un geste interdit.

Nous en sommes en 2019.

J’ai, grâce à de nombreuses thérapies et outils (sophrologie, aikishintaïso, méditation…), pu limiter les prises médicamenteuses et donner l’image d’une femme forte, équilibrée, fiable.

Je suis un peu tout ça, certes, et j’ai l’énorme chance que beaucoup de personnes victimes d’agression sexuelle n’ont pas eue, d’avoir fait de bonnes rencontres : mon mari, mes amis, mes relations de travail, et d’avoir pu accéder à la maternité avec des enfants formidables.
Mais restent très ancrés encore une forte angoisse, ces tics envahissants, une grande difficulté de concentration, une immense sensibilité que je n’apaise pas souvent car je m’interdis de montrer mes émotions. Ces 5 dernières années les problèmes de santé vont crescendo et je ressens tout ça comme un grand gâchis.

J’ai le sentiment que Monsieur X ne s’est pas contenté de moi. C’est un homme à la vie plutôt instable, et comme je vous l’ai dit plus haut j’ai vraiment l’intuition qu’il n’a pas épargné ses enfants.

L’objet de ma démarche est donc le suivant : porter à votre connaissance les faits dont j’ai été victime, bien que consciente que ceux-ci sont prescrits, afin de permettre d’éventuels recoupements avec d’autres victimes potentielles de Monsieur X, mes premières suspicions étant directement portées sur ses propres enfants.
Par conséquent, je soussignée, Mme Y, déclare porter plainte contre Monsieur X, pour agression sexuelle sur mineur de moins de quinze ans (j’étais alors âgée de 7 ans) commis en 1978.

Je vous remercie de votre lecture, et reste bien entendu à votre disposition pour tout renseignement complémentaire.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Procureur, mes respectueuses salutations.